Matrimoine, qu’est-ce donc?
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“Le matrimoine n’est pas un néologisme, mais un mot effacé par l’Histoire”
Qu’est-ce que le matrimoine ? Au micro de Marie Sorbier, la chercheuse et metteuse en scène Aurore Evain explique ce vocable oublié, et tente de redonner leur place à ces femmes artistes invisibilisées pendant des siècles.
La chercheuse et metteuse en scène Aurore Evain. consacre ses recherches à la mise en valeur du matrimoine et des créatrices du passé. Elle a notamment dirigé une anthologie du théâtre de femmes de l’Ancien Régime et publié en 2001 un essai intitulé L’apparition des actrices professionnelles en Europe aux éditions L’Harmattan. Elle a également mené une importante recherche sur l’histoire du mot féminin autrice. Aujourd’hui, elle tente de développer un réseau de production et de diffusion qui met en lumière ces artistes oubliées par l’histoire du spectacle vivant. Tant d’enjeux couverts par la notion de matrimoine, qu’elle définit au micro de Marie Sorbier.
Le matrimoine, c’est l’héritage et les biens culturels des femmes. Ce n’est pas un néologisme. C’est un mot qui a une histoire politique.
Aurore Evain
Au Moyen-Âge, lorsqu’un couple se marie, sont déclarés à la fois le patrimoine (les biens hérités du père) et le matrimoine (les biens hérités de la mère). Quelques siècles plus tard, ne restent plus que les Journées européennes du patrimoine et les agences matrimoniales… Le substantif matrimoine s’est effacé pour subsister uniquement sous forme de l’adjectif matrimonial qui se rapporte uniquement à la sphère privée du mariage. En parallèle, le patrimoine a reçu ses lettres de noblesse : le terme désigne les biens de la nation toute entière.
Aurore Evain cherche à montrer que le matrimoine existe, en dépit de croyances ancrées dans le temps et de son effacement dans le récit de l’Histoire. Le matrimoine est pourtant une notion puissante qui représente le fait que, quels que soient les contextes de production et de création, les femmes ont réussi à créer, écrire, penser et inventer au long des siècles. Autrice, voilà un autre terme que l’on pourrait penser nouveau dans notre vocabulaire alors qu’il existe en fait depuis l’Antiquité.
Depuis l’Antiquité, on fait la guerre à ces mots, “autrice” et “matrimoine”, qui font partie d’un ensemble de mots au féminin qui ont été effacés, notamment par l’Académie française au 17ème siècle, quand se politise le langage et se créent les institutions culturelles, la grammaire, les dictionnaires.
Aurore Evain
Le 17ème siècle marque le début de l’invisibilisation de mots au féminin qui exprimaient la présence et la puissance des femmes en tant qu’actrices de la société. Cette masculinisation de la langue s’est opérée particulièrement jusqu’au 19ème siècle.
Aurore Evain, venue du théâtre en tant que comédienne, autrice et metteuse en scène, travaille précisément sur le matrimoine au sein du spectacle vivant, oeuvrant à redonner une place à des femmes artistes oubliées par l’Histoire.
J’ignorais que des femmes avaient écrit du théâtre avant le 20ème siècle et Marguerite Duras. Je me suis intéressée à l’apparition des comédiennes, figures centrales de notre culture aujourd’hui, et ai découvert que certaines avaient écrit du théâtre, dès le 16ème siècle. C’est dans les registres de la Comédie-Française de cette époque que j’ai découvert le mot autrice.
Aurore Evain
Une recherche qui consiste à nommer les autrices contemporaines de Molière, Corneille et Racine dont l’oeuvre fut célébrée et traduite dans différents pays. Comme une réponse à l’écrivaine Virginia Woolf qui affirmait dans Une chambre à soi que la soeur de Shakespeare n’aurait jamais pu exister. Une affirmation réfutée également par les essais de la chercheuse américaine Robin P. William, qui suggèrent que Shakespeare fut peut-être une autrice : Mary Sidney, comtesse de Pembroke.
C’est tout un matrimoine théâtral qui est à défricher. Le théâtre a une place à part : notre héritage culturel et le prestige de l’Etat-nation se sont construits sur Corneille, Molière et Racine. Montrer que ce génie littéraire français met de côté de grandes autrices comme Madame de Villedieu, Catherine Bernard, Antoinette Deshoulières, Marie-Anne Barbier.
Aurore Evain
Ces autrices offrent des pièces de théâtre qui résonnent avec nos préoccupations actuelles, car elles renversent les stéréotypes de genre : on y trouve des femmes fortes, qui choisissent le politique plutôt que l’amour.
On parle du dilemme cornélien, mais on pourrait parler du dilemme bernardien !
Aurore Evain
Avec l’aide de deux chercheurs américains, Aurore Evain a travaillé sur ces pièces pour les éditer ensuite. Aux Etats-Unis, cet effort de recherche a été enclenché dès les années 1990, où les étudiants avaient déjà accès aux oeuvres théâtrales des autrices françaises du 17ème siècle, tandis que la plupart des Français en ignoraient encore l’existence.
Après avoir retrouvé et édité ces pièces, Aurore Evain a décidé de les mettre en scène. Grâce à Yoann Lavabre, le directeur du théâtre du Guyancourt, elle monte ainsi Le favori de Madame de Villedieu, première reprise de la pièce 350 ans après sa création. Cette pièce avait été jouée par Molière et sa troupe à Versailles devant Louis XIV. Plus tard, Yohann Lavabre propose à Aurore Evain une résidence de création de 4 ans autour du matrimoine, afin non seulement de créer de nouveaux spectacles, mais aussi de créer un réseau de diffusion et de production du matrimoine dans le domaine du spectacle vivant, auquel s’est joint Stéphane Frimat, du Vivat, scène d’Armentières. Carole Thibaut, la directrice du CDN de Montluçon, a également participé à l’entreprise en programmant chaque année dans son établissement des Journées du matrimoine.
Il s’agit d’éviter d’avoir 30 Bourgeois gentilhomme en une saison, et d’avoir un peu de Catherine Bernard, de Marie-Anne Barbier, afin d’ouvrir nos théâtres imaginaires.
Aurore Evain
Pour découvrir l’oeuvre de ces nombreuses autrices, rendez-vous sur le site Edifier notre matrimoine.
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